XXIIIème DIMANCHE DU TEMPS ORDINAIRE A
Pour comprendre l’enseignement de Jésus dans l’évangile de ce jour, on peut partir d’une brève conversation tirée de l’Ancien Testament.
– Dieu : où est ton frère Abel ?
– Caïn : je ne sais pas. Suis-je le gardien de mon frère ? (Gn 4, 9).
Peut-on s’empêcher d’être choqué du fait que Dieu prenne la patience d’engager la conversation avec le premier homicide de la terre, pour que celui-ci se permette à son tour de rétorquer par une question rhétorique et ironique, impertinente, tirant même sur l’impénitence ? Tout cela met en relief la Miséricorde qui se mobilise pour répondre à la question de Caïn à travers toute l’histoire de la Révélation judéo-chrétienne. Il ne s’agirait pas ici de rapporter toutes les étapes de l’histoire en question, mais je me contenterais de proposer une formulation synthétique de la réponse de Dieu : tu es le gardien de ton frère, ton frère est ton gardien et moi, je suis le gardien de vous tous.
Cette formule semble traduire la vision de Dieu sur les relations de l’homme avec l’homme, de l’homme avec la société, de la société humaine avec Dieu.
Que l’homme soit le gardien de son frère, Dieu son Créateur semble le laisser entendre clairement, d’abord lorsqu’il condamne le discours de Caïn en le maudissant (cf. Gn 4, 11-12), et que lui-même désigne pour son peuple Israël des prophètes comme guetteurs, ainsi qu’on le lit dans la première Lecture de ce jour : fils d’homme, je fais de toi un guetteur pour la maison d’Israël. Le plus beau ensuite, c’est qu’Israël saisisse Dieu lui-même comme son gardien lorsque le psalmiste constate : si Dieu ne garde la ville, en vain la garde veille (Ps 127(126), 1b), ou lorsqu’il se dit, en pensant à Dieu : Dieu est ton gardien, ton ombrage (Ps 121(120), 5), ou : vois, il ne dort ni ne sommeille, le gardien d’Israël (121(120), 4). Plus beau que tout enfin, Dieu revêt de la chair humaine son Verbe éternel pour qu’il devienne notre frère et qu’il nous sauve en se faisant notre guetteur jusqu’au sang. Si le frère n’est pas gardien du frère, comment Jésus nous sauvera-t-il ? Jésus, c’est le frère qui se fait gardien du frère, du moins ainsi s’exprimerait adéquatement sa mission rédemptrice parmi les hommes.
Ce même Jésus se trouve en position de force pour proposer un enseignement autoritaire sur la correction fraternelle, comme il le fait dans l’évangile de ce jour. Comment procéder graduellement pour mener à bon port la correction fraternelle, le Seigneur le dit dans l’Evangile. Nous voulons maintenant considérer les préalables de la correction fraternelle et avancer que la correction fraternelle ne commence pas quand mon frère a commis un péché. Elle commencerait plutôt quand moi j’ai commis un péché. Quand je commets un péché et que je me montre capable de m’accuser et de m’engager sur un chemin de conversion, alors je pars d’un bon pied pour corriger un frère qui a commis un péché. En effet, je ne peux pas exercer un métier que je n’ai pas appris. C’est pourquoi il est important que j’apprenne à me corriger moi-même avant d’entreprendre de corriger mon frère, en sorte que la correction fraternelle revient à un partage d’expérience où les deux parties se sentent aussi pécheresses l’une que l’autre ; car, face au pécheur actuel, le Saint du moment est soit un ancien fautif soit un futur coupable. Conscient de cette situation, celui qui corrige s’engage à ôter d’abord la poutre de son œil, afin de voir clair pour ôter la paille de l’œil de son frère (Mt 7, 5). Pratiquée dans cet esprit et dans ces conditions, la correction fraternelle devient une façon, comme dit la deuxième Lecture de ce jour, de payer la dette de l’amour mutuel et d’observer le commandement qui, au dire de Paul, résume tous les autres : tu aimeras ton prochain comme toi-même.
Mais Jésus nous proposerait-il un tel enseignement si, dans le domaine, nous étions sans péché ? Voilà pourquoi, pour nous assurer de bien observer l’enseignement en question, nous devrons ouvrir les yeux sur nos manquements.
N’est-il pas vrai que quand mon frère a commis un péché, au lieu de lui parler seul à seul pour lui montrer sa faute, il m’arrive de le reprendre tout de suite en public, lui infligeant ainsi une humiliation trop lourde pour son humilité ? Ce n’est peut-être pas là le pire que je fasse. Bien plus souvent je ne reprends mon frère ni en public ni en privé mais, tout en lui assurant de larges sourires chaque fois que je le rencontre, je divulgue en cachette
son péché auprès des autres, gâtant sa réputation, détruisant son image de marque, n’excluant même pas de ruiner sa carrière, sa vie et celle des siens. Dans nos sociétés comme dans nos communautés chrétiennes à tous les niveaux, beaucoup sont champions de cette pratique anti évangélique. Le pire survient quand le péché que je divulgue n’est pas
exactement celui que mon frère a commis, mais soit celui que j’ai inventé sur son compte, soit celui qu’on m’a rapporté de lui et que je n’ai pas pris le soin de vérifier. Ce dernier cas de figure n’est même pas envisagé par l’Evangile et l’on comprend qu’il soit beaucoup plus païen et publicain que le cas de celui qui refuse d’écouter l’Eglise.
Il urge, frères et sœurs, que nous revenions au Seigneur dans une conversion sincère (cf. Jl 2, 12-13). Il urge que nous redécouvrions que la figure de l’Agneau de Dieu qui enlève le péché du monde est disponible dans l’Eglise pour l’autre et pour nous-mêmes.
Que par l’intercession de la bienheureuse Vierge Marie Dieu nous donne la grâce de travailler pour un monde plus fraternel et d’amour ! AMEN !