Première lecture : Gn 9, 8-15 ; Psaume responsorial : Ps 25(24)
Deuxième lecture : 1 P 3, 18-22 ; Evangile : Mc 1, 12-15.
En considérant les trois premiers Evangiles, on remarque que celui de Marc témoigne d’un manque à gagner par rapport à ceux de Matthieu et de Luc. En effet, ceux-ci consacrent les deux premiers chapitres de leurs évangiles respectifs aux récits de l’enfance de Jésus et en profitent pour démontrer largement que Jésus est d’origine divine. Par contre, sans les récits de l’enfance, Marc, dès le premier verset, fait apparaître abruptement Jésus sous son nom assorti du titre de Fils de Dieu (Mc 1, 1). Toutefois, en prenant ainsi le train en marche, Marc a sa façon de démontrer que Jésus est d’origine divine. Pour s’en convaincre, il suffit de lire attentivement le passage proposé par la liturgie pour ce premier dimanche du Carême : le récit du séjour de Jésus au désert.
Il y est dit que Jésus est poussé au désert par l’Esprit. Cela laisse entendre que Jésus n’est pas un homme quelconque, mais que l’Esprit de Dieu lui donne un plus dans l’être et dans l’action, comme aux Juges, à Saül, à David et aux prophètes. Par là, la Personne de Jésus s’inscrit dans la lignée des envoyés de Dieu.
L’Esprit en question lui assigne quarante jours au désert. Dans la culture biblique, le chiffre quarante désigne une période assez longue, mais indéterminée, comme les quarante jours et les quarante nuits du déluge au temps de Noé (cf. Gn 7, 4), du séjour de Moïse sur le Sinaï (cf. Ex 24, 18),
du voyage d’Elie à l’Horeb (cf. 1 R 19, 8). Quand on sait aussi qu’Israël séjourne quarante ans au désert entre sa sortie d’Egypte et son entrée en Terre promise (cf. Ex 16, 35 ; Ps 95(94), 10), et que le règne de David sur Juda et Israël dure quarante ans (cf. 1 R 2, 11), peut-on imaginer que Jésus
choisisse ce nombre de jours au désert sans chercher à nous indiquer que, dans sa Personne et dans son parcours terrestre, il porte à l’accomplissement les personnages cités plus haut ?
Toujours concernant ce séjour, il reste maintenant à identifier matériellement le désert comme un lieu non habité, privé de vie et de toute commodité pour la vie, c’est-à-dire, un espace maudit et inintéressant. Mais il commencera à intéresser Israël dans la mesure où Dieu choisit de le conduire par le désert (cf. Ex 13, 17-18) depuis sa sortie d’Egypte jusqu’en Terre Promise. C’est là que le désert entre dans une histoire, c’est-à-dire, devient le lieu où Dieu accomplit pour son peuple des merveilles variées : de la viande venant de nulle part, du pain du ciel (cf. Ex 16 ; Nb 11), de l’eau du rocher (cf. Ex 17). Mais surtout, le désert s’imposera à Israël comme le lieu de sa naissance, car c’est dans le désert du Sinaï que Dieu, par Moïse, fait alliance avec lui et le constitue comme son peuple à travers le don du Décalogue (cf. Ex 20 ; Dt 5). Rien d’étonnant que, au dire du prophète Osée, le désert apparaisse comme le lieu des amours entre Dieu et son peuple, le lieu où Dieu conduit Israël pour lui parler cœur à cœur (Os 2, 16).
En entrant au désert, Jésus assume donc la figure de Moïse, médiateur de l’Alliance sinaïtique, il reprend à son compte toutes les alliances qui le précèdent et s’annonce comme l’unique médiateur de la nouvelle Alliance. Pareillement, dans son séjour au désert, il assume toute l’histoire d’Israël, et
surtout celle du désert, en tant que condensé d’Israël et Nouvel Israël en personne. De plus, qu’au dire de l’évangile, Jésus au désert vive parmi les bêtes sauvages, c’est qu’il s’impose comme le réalisateur des temps messianiques où les éléments du créé, perturbés par la désobéissance d’Adam (cf. Gn 3, 6- 8), se réconcilieront les uns avec les autres dans une paix cosmique annoncée par le prophète Isaïe (cf. Is 11, 6-9). Et qui s’étonnerait enfin que Jésus apparaisse comme l’homme du désert lorsqu’on le voit multiplier des pains au désert (cf. Mc 8, 1-10 et par.) et rechercher dans des endroits déserts des lieux de prière et d’intimité avec son Père (cf. 1, 35) ?
C’est enfin au désert qu’Israël se trouve tenté, comme l’avoue Dieu lui-même en s’adressant au peuple par la bouche de Moïse : souviens-toi de tout le chemin que Yahvé ton Dieu t’a fait faire pendant quarante ans dans le désert, afin de t’humilier, de t’éprouver et de connaître le fond de ton
cœur : allais-tu ou non garder ses commandements ? (Dt 8, 2). Ici tentation a le sens de mise à l’épreuve. Malheureusement, exaspéré par les difficultés de la vie au désert, Israël réagit en murmurant contre Dieu (cf. Ex 16, 2) et en remettant en question le bien-fondé de sa confiance en lui, allant même jusqu’à exprimer de la nostalgie pour la vie en Egypte (cf. Ex 16, 3).
Jésus par contre, en entrant dans la lignée des grands tentés, triomphe de l’épreuve, à la suite d’Abraham qui accepte de sacrifier son fils Isaac (cf. Gn 22, 10), à la suite de Job qui, dans sa souffrance, refuse de maudire Dieu (cf. Jb 2, 9-10), et à la différence d’Adam séduit par le fruit défendu (cf. Gn 3, 6), du peuple d’Israël qui se laisse aller à des murmures (cf. Ps 95(94), 9-10).
Toutefois, il ne faut pas réduire à ces quarante jours la période des tentations de Jésus. Jésus est tenté pendant toute sa vie d’homme. Mais son charisme particulier, c’est de profiter de la tentation pour réaffirmer plus fortement la confiance en son Père : Père, ta volonté, et non la mienne (Mc 14, 36 et par.).
Toutes ces considérations ramènent à une question vitale : pourquoi Dieu te tente-t-il en t’envoyant des épreuves, faisant semblant parfois de ne pas entendre tes prières ? C’est pour fortifier ta foi. A la suite d’Abraham, de Job, et de Jésus, relève le défi de l’épreuve. Je prie pour toi, pour que l’épreuve, la tentation, l’échec, le manque, la maladie, le deuil ne t’écrasent pas, mais renforcent ta foi en celui qui est mort et ressuscité pour toi.