S’il y a une situation qui est bien désagréable, c’est bien la suivante : vous vous trouvez dans un groupe de personnes et voilà qu’arrive quelqu’un qui a un différend avec vous ; quand il vous voit, immédiatement, il se met à vous invectiver devant tout le monde. Evidemment, celui qui se prend le ratichon n’est pas très à l’aise et ceux qui l’entourent non plus ! Tout le monde se dit : ils pourraient régler leurs comptes en privé, quand même ! C’est un peu ce qui se passe dans l’évangile d’aujourd’hui, et ça se passe dans bien d’autres passages : Jésus règle ses comptes avec les pharisiens et, le moins qu’on puisse dire, c’est qu’il ne le fait pas en prenant des pincettes.
L’Évangile commence par ces mots : « à l’adresse de certains qui étaient convaincus d’être justes et qui méprisaient les autres, Jésus dit la parabole que voici. » Avait-il surpris une conversation entre pharisiens ? A-t-il vu passer des pharisiens à l’air tout à la fois arrogant et méprisant ? Nous ne le savons pas exactement, mais ce qui est sûr, c’est qu’il va dire ce qu’il a sur le cœur et il le fait en utilisant une parabole qui les rend encore plus détestables. D’autres fois, il ne racontera pas de paraboles, il leur dira directement ce qu’ils pensent d’eux en les traitant d’hypocrites comme nous l’avons entendu dans l’un des évangiles d’une messe cette semaine.
Habituellement, ces paroles plutôt dures de Jésus à l’encontre des pharisiens nous réjouissent plutôt, reconnaissons-le : nous ne les aimons pas bien ces pharisiens. Mais Jésus, lui, peut-on dire qu’il ne les aimait pas ? Comment le Fils de Dieu qui a été envoyé sur terre pour qu’aucun homme ne se perde pourrait-il exclure une catégorie de personnes, les pharisiens ? Permettez-moi, dans un premier temps de réhabiliter les pharisiens et ensuite j’expliquerai pourquoi Jésus est souvent aussi dur avec eux.
Il semblerait que les pharisiens soient apparus dans l’histoire à un moment où ça n’allait pas fort dans le judaïsme. La loi révélée par Dieu, on en prenait et on en laissait, on se bricolait une religion confortable. Et les prêtres qui auraient dû être les gardiens de la Loi révélée par Dieu étaient plus soucieux des bénéfices qu’ils pouvaient faire en offrant les sacrifices au Temple et en revendant une partie de la viande des bêtes. Des hommes pieux, au bon sens du mot, se sont levés pour dire : ça suffit ! Ils ne voulaient plus d’une religion qui favorisait l’hypocrisie : au Temple, tout le monde cherchait à se faire remarquer par Dieu en offrant les plus beaux sacrifices et en dehors du Temple, chacun menait sa vie comme il l’entendait. Des hommes ont donc réagi en proposant un retour à la pureté de la foi qui remettrait la Loi révélée par Dieu au cœur de la vie, une Loi qu’on arrêterait de bricoler et qu’on prendrait sans rien laisser de côté. On les a appelés pharisiens car ce mot, en hébreu, signifie « séparés ». En effet, ils voulaient se démarquer, par la stricte observance de la Loi, de ceux qui faisaient honte à la foi transmise par Dieu. Les pharisiens ont donc été à l’origine d’un courant de renouveau dans le judaïsme.
Mais alors, me direz-vous, pourquoi Jésus est-il si critique à leur égard ? Tout simplement parce qu’il y a eu un glissement assez facile à comprendre. Ils avaient remis la Loi au cœur de la vie de foi. La loi, je vous rappelle que ce sont les 10 paroles de vie données par Dieu à Moïse.
Seulement 10 paroles, ça ne suffit pas pour conduire sa vie et arriver à se déterminer, comme croyant, dans toutes les situations de la vie. Alors, peu à peu, on a explicité ces 10 paroles, on a cherché leur application dans toutes les situations de la vie et on en est arrivé à 613 prescriptions dont 248 commandements obligeant à faire et 365 commandements interdisant de faire. Le glissement, on le comprend bien, c’est le légalisme. A partir du moment où on veut arrêter de bricoler la foi et prendre la Loi dans son intégralité, on risque vite d’être à cheval sur les principes, d’être attachés à la lettre de la loi en oubliant l’esprit de la Loi. En effet, toutes ces prescriptions n’avaient qu’un seul but : conduire les hommes à aimer Dieu et à s’aimer les uns les autres. C’est cela que les pharisiens, au moins un certain nombre d’entre eux, avaient oublié. Ils étaient devenus les champions du respect des moindres prescriptions, mais ils oubliaient l’amour, l’amour de Dieu, l’amour des autres.
Voilà pourquoi Jésus est dur avec eux. Leur attitude le désole profondément parce qu’il les aime vraiment. Comment Jésus aurait-il pu ne pas avoir de la sympathie, et même plus, pour ce courant, initié par des laïcs au cœur si ardent, qui ont voulu réveiller les croyants et les faire sortir de leur hypocrisie ? C’est parce qu’il se sent proche de leurs intuitions de départ que Jésus est si triste de voir le glissement dont ils ne sont même pas conscients. Alors, il va chercher à les réveiller et pour cela il n’hésite pas à les secouer. Vous savez quand quelqu’un dort profondément, vous pouvez essayer de le réveiller avec une musique douce, mais s’il continue à dormir, il va falloir utiliser les grands moyens. C’est ce que Jésus fait régulièrement dans l’Évangile à l’adresse des pharisiens. Aucune de ses paroles, pas même les plus dures ne sont à entendre comme des paroles de condamnation vis à vis des personnes. Jésus condamne des comportements, des déviances, jamais des personnes, aucune personne.
Maintenant que nous avons compris cela, peut-être que nous pourrions nous interroger : et si Jésus s’adressait, dans cette parabole, aussi à nous ? Qui d’entre nous oserait prétendre qu’à certains moments de sa vie ou sur certains points, il ne s’est pas cru supérieur aux autres ? Qui d’entre nous oserait prétendre qu’il n’a jamais eu une pensée méprisante à l’égard d’une personne ou d’une catégories de personnes ? Eh bien, si vous relisez le début de l’évangile, vous comprendrez vite que c’est à chacun de nous qu’est adressée cette parabole. Certes, comme les pharisiens, nous pouvons être plein de bonnes intentions, mais il peut y avoir tellement de dérapages que, nous aussi, nous finissons par oublier que tout, absolument tout dans la foi doit nous conduire à plus d’amour, toujours plus d’amour pour Dieu et pour les autres.
Alors, écoutons Jésus nous dire : les dérapages dans ta vie, il suffit que tu les mettes sous le regard miséricordieux du Seigneur et ils te seront pardonnés si tu es profondément habité par le désir de changer, de faire mieux. Mais, de grâce, devant Dieu, dans ta prière ou à la messe, ne sois pas hypocrite, ne cherche surtout pas à briller. Que ta prière soit une prière de pauvre car tu es pauvre. Le bien que tu voudrais faire, tu ne le fais pas assez souvent ; le mal que tu ne voudrais pas faire, tu le fais trop souvent. Ne viens pas devant Dieu en cherchant à briller à ses yeux, en lui récitant la liste de tes bonnes actions. Viens vers Lui, comme un pauvre et un petit, tends les bras vers lui et supplie-le de t’aider à avancer sur le chemin de l’amour. Et Lui, comme un Père le fait avec son enfant qui apprend à marcher, il te tiendra la main et ainsi tu ne tomberas plus … sauf si tu lâches sa main !
Père Roger Hébert