Première lecture : Gn 15, 1…, 21, 3 ; Psaume responsorial : 105(104)
Deuxième lecture : He 11, 8-19 ; Evangile : Lc 2, 22-40.
Pour la fête de la Sainte Famille, le cycle B de l’Année liturgique propose un ensemble de lectures impressionnant par sa cohérence et par son adéquation par rapport au thème annoncé.
La première lecture expose l’exemple de la famille d’Abraham et de Sara. Ce qui distingue cette famille des autres, c’est que Dieu, par l’intermédiaire d’Abraham, fait alliance avec elle et la choisit pour la constituer source d’un peuple nombreux qui sera le sien, le peuple d’Israël. Le psaume responsorial fait écho de cette alliance en rendant grâces à Dieu et en glorifiant son nom pour ce choix et pour la fidélité à son alliance.
L’Epitre aux Hébreux, dans la deuxième lecture, opère une relecture des figures d’Abraham et de Sara en qui elle voit un modèle de confiance en les promesses de Dieu et de docilité à sa voix. L’Evangile de Luc enfin expose le modèle de la Sainte Famille dans un geste ponctuel d’obéissance à la Loi qui commande de sacrifier le premier né (cf. Ex 13, 2). Ce geste aurait bien pu se passer du vieillard Siméon et de la veuve Anna*, mais la présence inattendue de ceux-ci lui confère un caractère prophétique. En effet, les paroles de Siméon projettent une grande lumière sur la signification de la naissance de l’enfant, sur son destin atypique et sur celui de sa mère.
Et puisque l’intervention de ces deux personnages occupe les trois quarts du récit, peut-on s’empêcher de s’y arrêter un tant soit peu pour y desceller matériellement la rencontre d’un monde en fin de vie et d’une vie bourgeonnante, et symboliquement pour y discerner des figures charnières entre l’ancienne économie du salut et la nouvelle, entre l’Ancien et le Nouveau Testament ? C’est d’ailleurs le même type de rencontre qui s’opère
aussi lorsque la liturgie nous présente conjointement le modèle des familles d’Abraham-Sara et de Jésus-Marie-Joseph.
J’imagine que l’idée trotte en vous que les deux familles ne sont pas égales en valeur, que l’une est comme toute autre, et que l’autre est sainte, c’est-à-dire, unique au monde en ceci que la maman est Immaculée, le papa est saint, et l’enfant est de statut divin (cf. Lc 1, 35). Ce qui me préoccupe ici, ce n’est pas de prononcer un jugement de valeur, mais de considérer ces familles dans leur exemplarité et leur capacité d’inspirer toute famille humaine par leurs vertus humaines et chrétiennes. En réalité, ces deux familles ont beaucoup à nous enseigner en matière de solidarité pour affronter les aspérités de la vie et relever les défis de la foi.
Dans un contexte qui ne bénéficie pas des apports de la technologie moderne, Sara est toujours aux côtés d’Abraham dans ses perpétuelles migrations (cf. Gn 12, 1.9). Non moins migrante la figure de Joseph qui
doit assurer la survie de la petite famille à Bethlehem, puis en Egypte et à Nazareth, dans l’exercice d’un métier peu reluisant, avec l’appui discret mais efficace de Marie, épouse, mère et ménagère, avant que Jésus leur enfant
ne se mêle à la danse du charpentier.
Le plus grave des défis relevés par ces couples, c’est celui de la foi. Ce n’est pas pour rien qu’Abraham est connu comme le père des croyants tant par les Juifs que par les chrétiens et les musulmans. De fait, Abraham éprouve au cœur des aspirations humaines légitimes comme la possession d’une descendance et d’une terre, et c’est au cœur de ces aspirations que Dieu le rattrape en lui faisant des promesses (cf. Gn 12, 2-3) et en lui proposant une alliance à laquelle le Patriarche adhère malgré bien des points d’ombre.
En effet, comment peut avoir une descendance un couple avancé en âge, alors que Sara avait cessé d’avoir ce qu’ont les femmes (Gn 18, 11) ? Et comment devenir propriétaire d’une terre déjà occupée par les Cananéens ? Tout cela est assez obscur pour qu’Abraham envisage de son côté de faire de l’un de ses serviteurs son héritier (cf. Gn 15, 3), et pour que Sara propose à son mari d’aller avec sa servante Agar pour résoudre le problème de la descendance (cf. Gn 16, 2). Toutefois, Dieu accomplit sa promesse en accordant à Abraham et à Sara un fils, Isaac (cf. Gn 21, 1-3). Le couple n’en aura pas fini avec des perplexités, car bientôt, Dieu demande à Abraham de lui sacrifier Isaac (cf. Gn 22, 2). Là encore le triomphe de la foi d’Abraham arrache à Dieu des promesses formelles et définitives (cf. Gn
22, 16-18).
Un itinéraire aussi ardu sera parcouru par Joseph et Marie. Il s’agit pour l’un de prendre chez soi une fiancée qui l’a littéralement trahi (cf. Mt 1, 18) et qu’il devrait dénoncer pour la faire lapider conformément à la Loi ; de voir naître son enfant qui, pour sa sécurité, lui fait prendre la route de l’exil (cf. Mt 2, 13) ; d’en revenir avec la peur dans le ventre, pour aller s’installer finalement à Nazareth (cf. Mt 2, 22-23). Il s’agit pour l’autre de dire oui sans tout comprendre (cf. Lc 1, 34) ; de prendre la route de l’exil avec Joseph ; à l’occasion d’un pèlerinage à Jérusalem, de voir disparaître son enfant de douze ans (cf. Lc 2, 43) pour ne le retrouver qu’après trois jours de recherches angoissées (cf. Lc 2, 46), et n’essuyer, pour finir, que des paroles impertinentes (cf. Lc 2, 49) ; de méditer tout cela dans son cœur (cf. Lc 2, 51) ; et puis, en pleine fierté d’avoir un fils enfin adulte de trente ans, de le voir partir de la maison pour une mission itinérante où il suscite des admirateurs enthousiastes (cf. Lc 5, 26) comme aussi d’implacables ennemis (cf. Lc 11, 53) qui réussiront à le faire crucifier en présence
de la mère ; enfin, d’entendre, en ce petit matin de Pâque, ce bruit diffus, mystérieux : il est ressuscité…
Eriger le modèle de deux familles en modèle de foi ? Ne peut-on pas s’en tenir à la famille comme modèle ? Quelle nécessité de la faire croyante, puisque l’athéisme n’est jamais cause de mort biologique ? Ce siècle qui désacralise le monde et la famille ne se porte-t-il pas tout aussi bien en promouvant les valeurs de la solidarité et de l’amour ?
Qu’il me soit permis cependant de rapporter un fait : après avoir expérimenté toute la sécurité que peuvent garantir la solidarité et l’amour, le peuple d’Israël touche du doigt une sécurité supérieure en qualité pour celui qui fait Alliance avec Dieu et lui reste fidèle. Heureuse expérience pour lui de ne plus être seul à courir les chemins de l’histoire, de les courir à la suite d’illustres prédécesseurs comme Abraham et Sara, Joseph et Marie. Voilà le modèle que se fixe la famille chrétienne. Et pourquoi ce modèle ne serait-il pas tout simplement celui de la famille humaine ?