Homélie du samedi 21/01/2017 pour la célébration oecuménique

 Depuis quelques années, la préparation du déroulement de la célébration œcuménique que nous vivons est confiée à un pays choisi en fonction de l’actualité. Cette année, la préparation a donc été confiée à l’Allemagne car l’actualité, c’est bien sûr, le 500° anniversaire de la Réforme. En effet, c’est en 1517, plus précisément le 31 octobre, que Luther affichait ses 95 thèses contre les indulgences sur la porte de l’église du château de Wittenberg.

Quand je dis cela, une question pourrait immédiatement venir sur nos lèvres : est-il opportun, dans une célébration œcuménique de faire mémoire de cet événement qui a été à l’origine d’une cassure si profonde entre nos Églises ? A propos de cette question, je n’ai pas de peine à imaginer que, catholiques et protestants, nous ne nous situons pas tout à fait de la même manière. Pour vous, frères et sœurs issus de la Réforme, cette date est comme un acte de naissance, elle porte donc en elle, une promesse. Pour nous, catholiques, elle ressemble plus à un doigt accusateur qui met en lumière les infidélités objectives de l’Église romaine de l’époque. Mais, peu importe la manière dont nous pouvons ressentir les choses, le résultat est là : nos chemins se sont séparés et cette séparation en engendrera beaucoup d’autres dans la sphère protestante elle-même.

Pourtant, comme le dit la sagesse populaire : à toute chose malheur est bon ! Cette division des Églises ne sera pas que négative puisqu’elle va aussi être à l’origine d’un mouvement de conversion à l’évangile. Le mouvement issu de cette révolte de Luther va porter le nom de « Réforme » un mot très proche de celui de conversion si souvent utilisé dans les Écritures. Et il provoquera dans l’Église romaine un mouvement, appelé jadis de Contre-Réforme, que les historiens actuels préfèrent nommer Réforme Catholique. Certes, on ne peut nier un durcissement de la doctrine catholique en réaction aux thèses de Luther qui, lui-même, s’était durci face à l’incompréhension dont il était victime. Mais il y aura aussi quelques réformes salutaires qui seront extrêmement profitables à l’Église Romaine. Je pense notamment à tout ce qui touche à la formation du clergé dont les insuffisances et la médiocrité ne satisfaisaient plus les croyants soucieux de fidélité à l’Évangile car il y en avait aussi dans l’Église Romaine.

Le problème, c’est que nos chemins séparés nous avaient rendus loin les uns des autres, méfiants les uns par rapport aux autres et que tout cela a produit des fruits au goût amer que nous avons évoqué dans la confession de nos péchés. Et puis, des considérations étrangères à la religion sont venues encore envenimer nos relations. C’est un mur d’incompréhension, de suspicion, de jugement, de condamnations qui s’est peu à peu élevé entre nous. Il est sous nos yeux et, chacun, dans la solidarité avec nos Églises respectives, nous portons une part de responsabilité sinon dans la construction de ce mur, au moins dans le fait que nous n’avons pas pris tous les moyens pour le faire tomber.

Mais c’est là que l’expérience allemande à qui a été confiée la préparation de cette célébration peut devenir très féconde parce qu’en matière de mur, ils en connaissent un rayon ! Nul ne peut effacer de sa mémoire ce mur qualifié de mur de la honte qui a séparé deux peuples partageant la même identité allemande dont la construction a commencé dans la nuit du 12 au 13 août 1961. Mes amis, les murs que nous avons élevés entre nos Églises sont aussi des murs de la honte parce qu’ils ont séparé des hommes partageant la même identité chrétienne. C’est sûr qu’il n’y a pas de quoi être fier de tout ce que nous nous sommes faits subir au cours de l’histoire. Toutes ces horreurs ont rendu ces murs encore un peu plus hauts, encore un peu plus résistants, encore un peu plus infranchissables. C’est pourquoi nous avons bien fait d’implorer une nouvelle fois la miséricorde du Seigneur et le pardon fraternel.

Mes amis, l’expérience allemande nous apprend qu’aucun mur, même le mieux gardé et le plus solide du monde ne sera éternel. Parce que je suis allé consulté les détails concernant ce mur. Il s’agissait, en fait, d’un dispositif militaire complexe comportant deux murs de 3,6 mètres de haut, avec un chemin de ronde, 302 miradors et dispositifs d’alarme, 14 000 gardes, 600 chiens et des barbelés dressés vers le ciel. Eh bien ce mur est tombé le 9 novembre 1989 et chose étonnante, il est tombé sans effusion de sang.

Si ce mur-là a pu tomber, comment imaginer que le mur ou les murs d’incompréhension, de suspicion, de jugement, de condamnations que nous avons ériger entre nos Églises ne tomberont pas un jour ? J’espère qu’un jour, et je demande avec vous au Seigneur que ce jour vienne le plus vite possible, nous pourrons voir dans quelques musées des vestiges de ces murs et que nous regarderons en nous demandant comment nous avions pu en arriver là.

Toutefois, il me semble qu’il ne faudrait pas tomber dans un piège. Parce que, c’est vrai, nos murs, depuis un certain nombre d’années, ils ont été pas mal rabaissés. Les semaines de prière pour l’unité des chrétiens, l’estime réciproque qui a grandi grâce à tant de rencontres au plan local, des difficultés théologiques surmontées par des recherches exigeantes ont raboté ces murs. Du coup, en bien des lieux, ces murs ressemblent aujourd’hui plus souvent à des murettes. Désormais, nous nous voyons, nous pouvons nous serrer la main ou même nous embrasser par dessus nos murs. Nous n’hésitons plus à entamer des discussions cordiales comme des propriétaires mitoyens heureux de tailler la bavette !

On pourrait donc penser que tout va bien. Et c’est bien là qu’il y a un piège. En effet, on pourrait être tenté de considérer cette situation comme très confortable : nous nous parlons quand nous le souhaitons et en même temps nous restons tranquillement chacun chez nous !

Il me semble que c’est précisément pour nous éviter de tomber dans ce piège qu’a été choisie, comme thème de cette semaine de prière, la parole de la 2° épître aux Corinthiens qui dit : « l’amour du Christ nous presse. » Il y a quelques instants, nous avons lu la totalité du passage et nous avons bien compris que c’est à la réconciliation que l’amour du Christ nous presse. J’imagine qu’en entendant cette parole, comme moi, vous avez sûrement entendu qu’il était temps de passer à la vitesse supérieure : ça presse ! Quand on entend cette parole dans la traduction latine, c’est encore plus évident : « caritas Christi urget nos » Oui, la réconciliation, ça urge !

 Mais voilà, quand on va regarder le texte grec, le verbe utilisé qui a donc été traduit par « presse » il se traduit bien par presser, mais pas dans le sens de urger, mais dans le sens de presser un citron. C’est pour cela que bien des traductions préfèrent dire : l’amour du Christ nous étreint. Pour ce verbe « sun-ekhô », mon dictionnaire grec propose comme traduction : tenir ensemble, tenir serré, compressé. L’amour du Christ nous presse, c’est donc bien à entendre dans le sens de presser un citron.

Vous allez me dire : en quoi c’est si important de relever cette nuance ? Tout simplement parce qu’on ne presse que quelque chose de bon. Vous pressez un bon fruit pour ne perdre aucune goutte, pour lui faire rendre toute sa saveur. Ainsi donc, si l’amour du Christ nous presse, c’est parce que Christ sait que nous sommes bons, très bons et qu’il ne faut rien laisser perdre. Il nous presse pour faire sortir le meilleur de nous-même. Et c’est quoi le meilleur de nous-mêmes ? Ce n’est pas très compliqué de répondre à cette question, il suffit de nous rappeler que nous avons tous été créés à l’image de Dieu. Le meilleur de nous-mêmes, c’est donc, en nous, tout ce qui nous vient de Dieu. Alors bien sûr, le péché recouvre un peu, parfois beaucoup, cette ressemblance et c’est pour cela qu’il faut presser, pour que le meilleur ressorte. Et quand le meilleur ressort c’est extraordinaire.

Nous avons entendu l’Évangile nous rappeler que le cœur de Dieu est miséricorde infinie pour tous ses enfants. Pour celui qui est parti, comme pour celui qui est resté, mais dont le cœur était finalement aussi loin du cœur de son père que celui de son frère. Comme le dit une merveilleuse mise en scène par une compagnie de théâtre protestante : « un père avait deux fils, un lointain si proche, un proche si lointain, et pour les deux un même amour ! » Quand on presse notre cœur, c’est cet amour-là qui finit par sortir, cet amour miséricordieux, cet amour qui réconcilie. Il est trop évident que seul cet amour sera capable de faire tomber les derniers rangs des murs qui continuent de nous séparer et d’imaginer puis de construire la maison commune qui pourra nous rassembler. Oh oui, que l’amour du Christ nous presse, et qu’il nous presse tous jusqu’à la dernière goutte !

Père Roger Hébert