Homélie dimanche 22/03/2020:  « La joie de voir »

 par Mgr Francesco Follo 

 

            1) La Lumière qui guérit et donne la joie

Le récit de l’évangile de ce quatrième dimanche de Carême nous invite à méditer l’épisode de l’aveugle né que le Christ guérit avec la “boue” de notre humanité et avec la puissance amoureuse de sa divinité. En fait, avec un peu de terre et de la salive, le Messie fait de la boue et l’étale sur les yeux de l’aveugle. Ce geste fait allusion à la création de l’homme que la Bible relate avec le symbole de la terre façonné et animé par le souffle de Dieu (cf. Gn2,7). « Adam » signifie en fait « terre », et le corps humain est en réalité composé des éléments de la terre. En guérissant l’homme, Jésus opère une nouvelle création dans la vérité qui éclaire le chemin de la vie.

Aussi avec cet épisode, Jésus-Christ, notre Seigneur, montre qu’il est le Chemin, la Vérité et la Vie pour l’humanité. Cette fois, le terme de comparaison nous est donné par la « lumière » qui est également associée à la vie et à la subsistance de l’homme, ainsi comme il en est pour l’eau (Rappelons-nous l’Évangile de dimanche dernier qui nous parlait de la Samaritaine qui est allée au puits pour avoir l’eau de la vie matérielle et qui a aussi trouvé l’eau de la vie spirituelle). Aussi la lumière est synonyme de vie et son contraste récurrent avec la réalité des ténèbres, dans la Bible, suggère qu’elle est un élément caractéristique de la vie en contraste avec la mort. La dernière fois nous avons vu que Dieu est décrit comme « eau » et vérité, dans la personne de Jésus-Christ ; maintenant, il se présente à nous comme « lumière » qui coupe les ténèbres, qui illumine l’obscurité, et qui pénètre dans les profondeurs du mal et du péché pour avoir finalement raison sur eux.

Le miracle que nous contemplons aujourd’hui, est le signe d’une plus grande guérison : celle du salut. La rencontre inattendue avec le prophète Jésus (Jn 9, 17) devient un fait qui permet à une personne aveugle de voir pour connaître et adorer le Seigneur Jésus (Jn 9, 34-38). C’est le chemin de tous ceux qui sont baptisés. Son cœur (aussi le nôtre) est libéré de toute incrustation de péché qui obscurcit sa nature (la nôtre aussi) d’enfant de Dieu. En jouant sur le sens du mot « Siloe » qui signifie « Envoyé » et qui donne son nom à la piscine où se déroule le miracle aujourd’hui, saint Augustin affirmait que, si le Christ n’avait pas été l’envoyé du père (missus, mot latin qui signifie envoyé), l’homme n’aurait pas été renvoyé (de-missus = « de-envoyé ») du péché, c’est-à-dire qu’il n’aurait pas été pardonné pour pouvoir accueillir et vivre l’Evangile de la joie.

Aussi la liturgie de ce quatrième dimanche du Carême, appelé « Laetare », nous invite à nous réjouir, à être dans la joie, tout comme l’antienne d’entrée de la Messe nous invite à le faire : « Réjouis-toi, Jérusalem, et vous tous qui l’aimez, rassemblez-vous. Réjouissez-vous et réjouissez-vous, vous qui étiez dans la tristesse : soyez satisfaits de l’abondance de votre consolation » (cf. Is 66, 10-11). Quelle est la raison profonde de cette joie ? L’Évangile d’aujourd’hui nous le dit :  nous voyons Jésus qui guérit un aveugle de naissance qui reçoit de la lumière de ses yeux celle de la foi : « Je crois, Seigneur ! » (Jn 9,38). Dans ce récit évangélique, nous voyons comment une personne simple et sincère emprunte progressivement un chemin de foi. D’abord cet aveugle rencontre Jésus comme un « homme » parmi d’autres, puis il le considère comme un « prophète », enfin ses yeux s’ouvrent et il le proclame : « Seigneur ». Et la joie de cet homme est immense.

            2) La joie

Pour le Pape François, la joie est un élément dominant de sa vie, de son ministère apostolique comme le démontrait déjà le titre et l’introduction de sa première Exhortation « Evangelii gaudium », « La joie de l’évangile » qui constitue le meilleur commentaire à la liturgie de ce dimanche « Laetare »[1].

Le Saint-Père, dans ce document – programme écrit : « La joie de l’Evangile remplit le cœur et toute la vie de ceux qui rencontrent Jésus. Ceux qui se laissent sauver par Lui sont libérés du péché, de la tristesse, du vide intérieur, de l’isolement. Avec Jésus-Christ, la joie naît et renaît toujours ».

En un moment d’amertume, de fatigue, d’approche intellectuelle, abstraite à la vie de foi, le Pape pose avec force la joie de l’Evangile dans « Evangelii gaudium » comme accomplissement du message du Christ qui a déclaré « Je vous ai dit cela pour que ma joie soit en vous et que votre joie soit parfaite ».

Aujourd’hui nous sommes invités à « cette chère joie sur laquelle repose toute vertu » (Dante Alighieri, Divine Comédie, Par. 24, 90-91) car Pâques approche et la liturgie crée une aurore qui annonce le soleil de Pâques, nous invite à un moment de sereine félicité au milieu de l’austérité du carême.

La prière de collecte à la Messe de ce dimanche dit ceci : « Permets au peuple chrétien de courir vers les fêtes qui approchent, le cœur plein de ferveur et dynamisme ». L’effort de la marche est le prix de la joie que représente sa destination. Cela nous ramène, encore une fois, à la finalité du Carême qui est de se préparer à Pâques, au monde pascal qui fleurira de la Croix, sur laquelle l’Amour éternel s’immole pour faire contrepoids à tous nos refus d’amour.

La Joie commence par les petites et grandes joies humaines dont chacun fait l’expérience dès sa petite enfance, en goûtant l’amour de ses parents, de ses amis et de ses frères et sœurs en humanité et dans la foi. Mais cette joie devient pleine avec le Christ. Celle-ci vient du Jésus Rédempteur qui apporte l’heureuse bonne nouvelle que Dieu est toujours avec nous.

Voici quelques exemples pour comprendre : la première « épiphanie » de joie est l’annonciation, qui fait dire à la Vierge : « Mon âme exalte le Seigneur, exulte mon esprit en Dieu, mon Sauveur ! » (Lc 1, 46-47). La seconde est quand le salut de Marie, qui porte le Sauveur en son sein, rejoint Elisabeth : Jean Baptiste exulte de joie dans son sein (Lc 1,44). A la nativité du Christ l’ange annonce aux bergers « une grande joie » (Lc 2,10). Quand les Mages voient à nouveau l’étoile qui les conduit au Christ « ils se réjouirent d’une très grande joie » (Mt 2,10). Zachée reçoit Jésus chez lui « plein de joie » (Lc 19,6). Le jour de l’entrée messianique à Jérusalem « toute la foule des disciples, remplie de joie, se mit à louer Dieu à pleine voix pour tous les miracles qu’ils avaient vus » (Lc 19,37). Et ce ne sont que quelques épisodes de joie due à la présence de Jésus, mais due également à l’attente de sa venue.

Les annonces prophétiques du Sauveur abondent de paroles joyeuses et de sursauts de bonheur. « Le peuple qui marchait dans les ténèbres a vu se lever une grande lumière ; et sur les habitants du pays de l’ombre, une lumière a resplendi. Tu as prodigué la joie, tu as fait grandir l’allégresse : ils se réjouissent devant toi, comme on se réjouit de la moisson, comme on exulte au partage du butin… Oui, un enfant nous est né, un fils nous a été donné ! Sur son épaule est le signe du pouvoir ; son nom est proclamé : « Conseiller-merveilleux, Dieu-Fort, Père-à-jamais, Prince-de-la-Paix. Et le pouvoir s’étendra, et la paix sera sans fin » (Is 9,1-6; cf. Mt 4,14-15 et liturgie de Noël). Mais avant cette joie il y avait déjà eu la joie des patriarches. Et Jésus lui-même le dira : « Abraham votre père a exulté, sachant qu’il verrait mon Jour. Il l’a vu, et il s’est réjoui » (Jn 8,56).

Comme je disais, il y a la joie de l’Incarnation et de Noël. Joie annoncée par l’ange (Lc 2,10), découverte par les bergers (Lc 2, 20) et par des mages (Mt 2,10), manifestée par le vieux Siméon et par Anne la prophétesse (Lc 2,25-38). La joie de Noël jaillit de la contemplation du début de notre magnifique destin d’hommes rachetés et de notre retour au paradis. « Ce jour-là la vie du ciel est implantée sur la terre, les anges communiquent avec les hommes, et les hommes parlent sans crainte avec les anges. Pourquoi cela ? Dieu est venu sur terre, l0’homme est introduit au ciel. Il n’y a désormais plus de séparation entre les anges et les hommes » (saint Jean Chrysostome). La liturgie byzantine s’exclame : « Ô terre entière, à cette nouvelle, (de l’accouchement virginal de Marie) danse et chante ta joie. Avec les anges et les pasteurs, glorifie Celui qui a voulu se montrer petit enfant. Lui, le Dieu d’avant tous les siècles ». Joie de l’amour, joie de l’union, très hautes tendresses d’une joie surabondante et extrêmement lumineuse !

Enfin, il y a la joie pascale à laquelle nous nous préparons. Celle-ci touche les plus hauts sommets et éclate définitivement à la résurrection, achèvement indispensable à la mort du Seigneur et à notre salut. Les évangiles répandent le feu bienfaisant de la joie qui passe des anges à Marie Madeleine, aux apôtres, aux disciples d’Emmaüs. Sur la foi déconcertée de tous les siens, Jésus jette la lumière de sa vie glorieuse, les illumine et les réjouit. « Vite, elles quittèrent le tombeau, remplies à la fois de crainte et d’une grande joie, et elles coururent porter la nouvelle à ses disciples » (Mt 28,8). « Les disciples furent remplis de joie en voyant le Seigneur » (Jn 20,20).

Tout cela est résumé magnifiquement par saint Thomas d’Aquin qui affirme : « La joie et le plaisir d’un bien garanti », un bien que la foi permet de savourer et de voir.

On dit que la foi est aveugle, mais cette façon de parler est incorrecte. La foi fait voir ce que les yeux du corps et de la simple intelligence humaine ne voient pas. La foi fait voir ce que Dieu voit. « En effet l’homme voit l’apparence, mais le Seigneur voit le cœur » (Ière Lecture).

Guérison ou bien ce n’est pas seulement la foi qui me permet de « voir » comme Dieu voit du haut de son infinie sagesse. Comme il est écrit : « Par ta lumière nous voyons la lumière » (Ps 35,10).

« Vivez comme des fils de la lumière ; la lumière produit tout ce qui est bonté, justice et vérité. Sachez reconnaître ce qui est capable de plaire au Seigneur. Ne prenez aucune part aux activités des ténèbres, elles ne produisent rien de bon ; démasquez-les plutôt ”. (IIème Lecture).

En ce Carême, temps de conversion à la lumière qui vient de Dieu, méditons sur le fait que notre vie est un souffle, qui finit en un instant, et demandons au Seigneur qu’il fasse grandir en nous la lumière de la foi pour ne pas discuter de à qui revient la faute des maux de ce monde, mais pour faire de l’Evangile et de Jésus Christ la règle de notre vie. Soyons morts avant même de mourir si nous ne croyons pas en la résurrection des morts et en Celui qui nous guide vers Pâques.

Identifions-nous à l’aveugle-né qui, sorti de sa cécité et de l’interrogatoire, entre déçu et confus dans le monde de ceux qui croient voir. Avec lui partons de nouveau à la rencontre de Jésus qui lui demande s’il croit en Lui, s’il voit en Lui le vrai homme et le vrai Dieu, le Sauveur du monde.

Cherchons à percevoir le frisson de l’aveugle quand il entendit la voix de Jésus et put fixer son regard dans ces yeux plein de lumière. Agenouillons-nous avec lui devant Jésus dans l’Eucharistie.      Croyons que notre vie est un miracle, même quand celle-ci est dans un voile d’obscurité. Croyons que Dieu m’aime et qu’Il s’est fait proche de chacun de nous. Ecoutons sa voix dans la Bible, faisons ce que Lui nous dit par le biais de l’Eglise, allons là où Il nous envoie.

Confessons-nous pour être lavés de son sang innocent et guéris de notre mal coupable et de nos incapacités à voir comme Il voit tout ce que nous sommes, ce que nous pourrions être, ce qui nous arrive, et nous serons dans la joie.

Cette joie est une caractéristique des Vierges consacrées qui sont appelées à apporter dans la joie « un témoignage particulier de charité et signe visible du Royaume à venir (Rite de Consécration des Vierges, n. 30). Ces femmes sont appelées à consacrer leur vie au Christ et à vivre leur existence en rendant témoignage de leur amour au Christ. Elles nous montrent une belle et glorieuse façon de marcher dans les pas du Rédempteur, comme cela est proposé dans l’Evangile, et assument, dans une joie profonde, le même style de vie que  Celui-ci avait choisi pour Lui-même.

Traduction d’Océane Le Gall

Lecture Patristique 

Saint Ephrem le Syrien (v. 306 – 373)

Diatessaron XVI, 28-30

        «Jésus cracha sur le sol et avec sa salive il fit de la boue qu’il appliqua sur les yeux de l’aveugle», et la lumière jaillit de la terre, comme au commencement, quand l’ombre du ciel, «la ténèbre, était répandue sur tout», lorsqu’il commanda à la lumière et qu’elle naquit des ténèbres. Ainsi il guérit le défaut qui existait depuis la naissance, pour montrer que lui, dont la main achevait ce qui manquait à la nature, il était bien celui dont la main avait façonné la création au commencement. Et comme ses adversaires refusaient de le croire antérieur à Abraham, il leur prouva par cette œuvre qu’il était le Fils de celui qui, de sa main, forma le premier «Adam avec la terre» ; en effet il guérit le défaut de l’aveugle par les gestes de son corps.

Il fit cela pour l’utilité de ceux qui cherchaient des miracles afin de croire. Ce n’est pas la piscine de Siloé qui ouvrit les yeux de l’aveugle, comme ce ne furent pas les eaux du Jourdain qui purifièrent Naaman ; c’est le commandement du Seigneur qui accomplit tout. Bien plus, ce n’est pas l’eau de notre baptême, mais les noms qu’on prononce sur elle qui nous purifient.

Ceux qui voyaient la lumière maternelle étaient conduits par un aveugle qui voyait la lumière de l’esprit; et, dans sa nuit, l’aveugle était conduit par ceux qui voyaient extérieurement, mais étaient spirituellement aveugles. L’aveugle lava la boue de ses yeux, et il se vit lui-même ; les autres lavèrent l’aveuglement de leur cœur et ils s’examinèrent eux-mêmes. Ainsi, en ouvrant extérieurement les yeux d’un aveugle, notre Seigneur ouvrait secrètement les yeux de beaucoup d’autres aveugles.

L’aveugle a lavé la boue de ses yeux, et il s’est vu lui-même ; les autres ont lavé l’aveuglement de leur cœur, et ils se sont examinés eux-mêmes. Ainsi, en ouvrant extérieurement les yeux d’un aveugle, notre Seigneur ouvrait secrètement les yeux de beaucoup d’autres aveugles… Dans ces quelques mots du Seigneur étaient cachés des trésors admirables, et dans cette guérison, était esquissé un symbole : Jésus, fils du Créateur.